Une expérience de pensée proposée par les statisticiens consiste à imaginer une armée de singes dactylographes et à tenter
de déterminer la probabilité pour qu'ils produisent les oeuvres
complètes de Shakespeare. Les chances sont minces, mais non nulles. Il
n'est pas postulé que ces singes virtuels aient conscience de ce qu'ils
écrivent.
Une expérience bien réelle montre que les statisticiens sous-estiment
sans doute leurs capacités en les cantonnant à une frappe aveugle :
certains babouins semblent en effet capables de distinguer
des mots réels et des suites de lettres sans signification. Ce "sens de
l'orthographe", qui ne demande qu'à s'épanouir, a été mis en évidence
dans une unité de recherche proche de Marseille, à Rousset-sur-Arc.
Avant de détailler ces observations fascinantes, publiées dans la revue Science du 13 avril [1]*, quelques mots s'imposent sur cette station zoologique unique en son genre : la trentaine de babouins de Guinée (Papio papio) qui y résident "vivent dans un enclos de 700 m2, en société, comme ils le feraient dans un zoo", explique le primatologue Joël Fagot, qui a eu l'idée de leur donner
accès à des bungalows équipés d'une dizaine d'ordinateurs à écran
tactile sur lesquels une série d'expériences leur sont proposées. Une
puce électronique de la taille d'un grain de riz, implantée dans le
bras, permet d'identifier chaque individu et de reprendre
l'expérience là où il l'a laissée. Quand il répond correctement, il
reçoit quelques grains de blé ; dans le cas contraire, il doit patienter avant de faire un nouvel essai.
CONNAISSANCE IMPLICITE DES RÈGLES
"Il n'y a aucune contrainte pour l'animal. Il est volontaire et
ses performances sont bien meilleures que dans les situations de
laboratoire classiques", indique Joël Fagot. Ce dispositif
révolutionne la cadence d'apprentissage des animaux : certains font
jusqu'à 3 000 essais par jour. Un de ses collègues, Jonathan Grainger, lui a donc suggéré un protocole "qui auparavant aurait relevé de la science-fiction". Il visait à déterminer si ces babouins étaient capables d'apprendre à distinguer,
dans des suites de quatre lettres, celles qui correspondaient à des
mots anglais et celles qui n'avaient aucune signification dans cette
langue. "Je voulais étudier le codage orthographique en dehors de toute influence linguistique, phonologique", explique Jonathan Grainger. Les babouins étaient une parfaite tabula rasa.
L'apprentissage initial consistait à présenter de façon répétitive un
mot réel au milieu de "non-mots". Certains animaux se sont montrés
capables de discriminer
plus de 300 mots dans un échantillon total de près de 8 000 non-mots,
avec une précision de 75 % ! Plus étonnant encore, une fois qu'un
vocabulaire minimal était acquis et qu'on introduisait des mots encore
jamais vus par les babouins, ceux-ci les classaient significativement
plus souvent parmi les mots que dans les non-mots. Comme s'ils avaient
acquis une connaissance implicite des règles orthographiques - comme
l'association préférentielle de certaines lettres. A l'inverse, plus un
non-mot ressemblait à un vrai, plus les babouins avaient tendance à le classer dans la mauvaise catégorie.
"Cela montre qu'il n'est
pas nécessaire d'avoir des connaissances linguistiques pour acquérir des
facultés de codage orthographique",
résume Jonathan Grainger. Cela renforce l'hypothèse selon laquelle la
lecture s'appuie sur le recyclage de circuits cérébraux forgés bien
avant l'avènement d'Homo sapiens avancée par Stanislas Dehaene (Collège de France). "Ce travail est très remarquable, indique ce dernier. Il
est fondamental que nous parvenions à une meilleure connaissance des
mécanismes neuronaux de la lecture, tant pour faciliter son
apprentissage que pour comprendre et mieux aider
les enfants dyslexiques. L'imagerie cérébrale peut beaucoup, mais les
détails les plus fins du code neural nous échappent. L'arrivée d'un
modèle animal d'une partie des opérations de lecture pourrait changer la
donne."
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[1] Skilled readers use information about which letters are where in a word
(orthographic information) in order to access the
sounds and meanings of printed words. We asked
whether efficient processing of orthographic information could be
achieved
in the absence of prior language knowledge. To
do so, we trained baboons to discriminate English words from nonsense
combinations
of letters that resembled real words. The
results revealed that the baboons were using orthographic information in
order to
efficiently discriminate words from letter
strings that were not words. Our results demonstrate that basic
orthographic processing
skills can be acquired in the absence of
preexisting linguistic representations.....sciencemag.org
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